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Textes, croquis et photos (sauf mention contraire) Claude Beaudevin (1928 - 2021) Présentation et mise en page Bruno Pisano 

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Les laquets du col de Cenise PDF Imprimer Envoyer
Écrit par Claude Beaudevin   
Vendredi, 21 Octobre 2011 17:43
Version 78

Sous l'aspect, à première vue banal, d'un pâturage de montagne parcouru par les pies rouges aux mamelles généreuses, le plateau du col de Cenise nous paraît constituer un paysage unique dans les Alpes. Mais plantons d'abord le décor :

Le col de Cenise, situé dans le massif des Bornes, au-dessus du Petit Bornand, fait communiquer la vallée de la Borne avec celle de l'Arve. Séparant le chaînon calcaire du Jallouvre du lapiaz des Rochers de Leschaux, il étale, sur plus d'un km² (la moitié de la surface de la Principauté de Monaco...) une épaisse couche de terrains glaciaires.

Le glacier de l'Arve, alimenté en grande partie par les glaces du massif du Mont Blanc, et celui de la Borne qui drainait l'intérieur du massif Bornes-Aravis confluaient au-dessus de Saint Pierre en Faucigny. De Saint Pierre en Faucigny jusqu'au col, le trajet en remontant la vallée de la Borne était plus court que celui qui emprunte celle de l'Arve. Les glaces des Bornes s'élevaient donc à un niveau quelque peu inférieur à celui de leurs homologues de l'Arve.

La tendance générale était donc à une diffluence de ces dernières, par-dessus le col de Cenise, dans le sens Nord-Est Sud-Ouest.

Croquis du col de Cenise

Mais les appareils locaux qui garnissaient les pentes de chaque côté du col, le glacier des Rochers de Leschaux au nord et celui des chaînons du Jallouvre et du Bargy au sud venaient troubler le jeu et modifier la circulation des glaces en créant peut-être une petite selle glaciaire dans les environs du col.

Dans la vallée de Solaison toute proche, la situation était toute différente. Ici, les glaciers locaux étant pratiquement inexistants, les glaces de l'Arve pouvaient prendre le pas sur celle des Bornes et le col devait être parcouru par une diffluence dans le sens Nord-est Sud-ouest, qui se traduit d'ailleurs actuellement par la présence de blocs erratiques de gneiss dans cette zone.

Bloc erratique au col de Cenise (massif des Bornes)

Un bloc erratique de grés...
 

... situé au col de Cenise même.

Bloc erratique au col de Cenise (massif des Bornes)

L'altitude du col de Cenise est de 1724 mètres et la présence de terrains glaciaires dans les environs immédiats du col et légèrement au-dessus de celui-ci, montre que le glacier atteignait à cet endroit une altitude voisine de 1800 mètres. La comparaison avec d'autres altitudes des glaciers dans la vallée de l'Arve indique qu'il s'agit là de terrains rissiens ou déposés par un Würm très ancien (60 000 à 75 000 ans).

Mais l'aspect le plus étonnant du plateau de Cenise et qui en fait, pensons-nous, un site unique dans les Alpes, est l'existence d'un grand nombre de petites mares - que dans ce qui suit, nous appellerons laquets - nous verrons plus loin pourquoi - bien représentées sur la carte IGN au 1/25000e TOP 25 3430 ET, qui en figure plus d'une trentaine. Ces petites dépressions creusées dans les terrains glaciaires en pente très modérée se présentent sous la forme d'entonnoirs, de quelques mètres jusqu'à une vingtaine de mètres de diamètre et généralement remplis d'eau.

Laquets au col de Cenise (massif des Bornes)

Quelques-uns des laquets du plateau de Cenise...

 

... l'un d'entre eux, qui présente un écoulement d'eau...

Laquet au col de Cenise (massif des Bornes)
 
Laquet au col de Cenise (massif des Bornes)

... et un autre, presque à sec en cet été 2003 caniculaire.

À quoi peut-on attribuer ces formes originales ?

Éliminons tout d'abord une origine glaciaire proprement dite. Leur petite taille et leur situation font qu'il ne peut s'agir de lacs d'ombilic ou de cirque. Il nous semble également exclu qu'il puisse s'agir de kettles, ces entonnoirs dus à la fusion de masses de glace couvertes de pierrailles et transportées par un glacier jusqu'à son front. Les faibles dimensions des laquets supposent en effet des masses de glace de dimensions très réduites, donc protégées par une couche de pierraille peu épaisse. Le retard de fusion n'aurait alors pas été suffisant pour permettre aux apports fluvio-glaciaires ultérieurs de noyer l'ensemble et donc de donner naissance à des kettles.

De plus, les glaces würmiennes n'ayant pas recouvert le plateau de Cenise, la formation des laquets daterait du Riss ou d'un Würm très ancien. Il nous semble alors peu probable que des formes de dimensions aussi réduites aient pu résister à l'érosion depuis ces glaciations lointaines. On peut alors penser, certes, à des entonnoirs de dissolution, des dolines, que l'on peut effectivement s'attendre à trouver dans ce massif calcaire au riche modelé karstique.

Les laquets pourraient-ils communiquer, en profondeur, avec des scialets ? Mais, à cet endroit, l'ossature rocheuse des Bornes n'affleure pas ; elle est masquée par les terrains glaciaires. Quelle peut être l'épaisseur de ceux-ci ? Leur grande étendue et l'absence de tout pointement rocheux à leur surface nous incitent à penser que cette épaisseur doit être assez importante. De plus, des glissements de terrain ont affecté le versant est du col, un peu au sud de celui-ci, pratiquant dans les dépôts glaciaires une coupe haute de plus de 100 m, ce qui laisse penser qu'ils sont très épais dans toute cette zone.

L'influence d'un substratum calcaire pourrait-elle se faire sentir au travers d'une telle épaisseur de terrains imperméables ? Un tel exemple de modelé crypto-karstique se rencontre, certes, sur le lapiaz des Ottans (Sixt, Haute-Savoie) ou au Plan Jovet (Les Contamines, Haute-Savoie) (Le Pays du Mont Blanc, par Michel Delamette, Editions GAP), mais dans un contexte géologique bien différent.

Au col de Cenise, l'épaisseur probable des terrains glaciaires, la régularité des formes des entonnoirs et leurs faibles dimensions, leur répartition sur l'ensemble du plateau - contrairement à ce que montre la carte géologique Annecy-Bonneville - et en particulier au col même, là où l'épaisseur de terrains glaciaires est la plus forte, le fait enfin qu'ils soient remplis d'eau nous incitent à penser qu'il ne s'agit pas d'un modelé karstique.

Éliminons finalement la possibilité qu'il s'agisse de trous d'obus ou de bombes. D'après des sources locales, les combats des Glières ne se sont pas étendus jusqu'ici et il n'y a jamais eu de champ de tir à cet endroit.

L'origine qui nous paraît la plus vraisemblable est celle de cicatrices de lithalses. Ceci en ferait le seul site de ce genre connu dans les Alpes.

Nous nous contenterons de rappeler ici brièvement ce qu'est une lithalse : dans certaines conditions, la glace peut, lors des périodes froides, migrer et se rassembler, en-dessous de la surface du sol, sous forme de lentilles. Ces migrations se produisent dans les zones non recouvertes par les glaciers mais soumises à des conditions périglaciaires, telles que celles que l'on rencontre actuellement dans le nord-ouest du Canada. Lors d'un réchauffement ultérieur, la glace formant les lentilles fond et une dépression en entonnoir apparaît, qui se remplit d'eau, c'est une cicatrice de pingo ou de lithalse.

Il existe plusieurs modes de formation des pingos et lithalses. Pour plus de renseignements sur cette forme originale de modelé périglaciaire, que, par analogie avec les formes analogues observées dans le Massif Central, nous avons appelé laquets, nous renverrons le lecteur à la page sur les pingos, palses et lithalses.

Dans le cas de Cenise, nous pensons nous trouver devant des cicatrices de lithalses, c'est-à-dire dues à la migration de la glace dans un sol poreux. Le scénario des événements pourrait être le suivant (mais d'autres options sont sans doute possibles) :

  • Au stade maximum d'élévation des glaciers rissiens, le col de Cenise était, ainsi que nous l'avons dit plus haut, noyé sous les glaces ; les eaux de fonte latérales s'échappaient vers le nord-ouest, pour rejoindre la vallée de Solaison, creusant au passage un canyon emprunté par le sentier de la Glacière (marmites de géant dans les parois).

  • Puis les glaciers reculent. Celui de l'Arve stationne un moment sur le col. Ses eaux de fonte s'écoulent alors vers le Sud-Ouest, vers l'intérieur du massif des Bornes. Au passage, elles emportent des éléments morainiques, qu'elles étalent sous forme de sandur, après les avoir débarrassé de leurs argiles.Par la suite, les éléments de surface de ce sandur vont s'altérer, en incorporant peut-être également des argiles amenées par le vent à partir des délaissés des glaciers et donner naissance au riche alpage actuel.

  • Après une période de réchauffement, interglaciaire ou interstade, survient le stade final du Würm, au cours duquel la surface du glacier de l'Arve s'établit à un niveau insuffisant pour que ses glaces puissent franchir le col. Ce glacier construit alors une moraine, bien visible tant sur la carte géologique que sur le terrain, à la cote 1700 m, alors que, à peu près symétriquement, l'appareil du Borne édifie sa propre moraine, à l'altitude 1690 m, bien visible également en travers de la vallée.

  • Entre le col et la moraine 1690 m, les terrains sont alors soumis à des conditions périglaciaires particulièrement dures, sous la double action du climat et de l'altitude. Sous la surface du sol, l'eau migre dans les terrains relativement perméables de l'ancien sandur et se rassemblent sous forme de lentilles de glace, qui soulèvent la surface du sol en créant des buttes de terrain, les lithalses.

  • Finalement, il y a une dizaine ou une quinzaine de milliers d'années, ces lentilles fondent en donnant naissance aux laquets actuels.

Que l'on ne s'étonne pas que des formes de tailles aussi petites aient pu résister pendant des milliers d'années à l'érosion. L'exemple des laquets de l'Aubrac, est là pour nous prouver qu'elles en sont parfaitement capables.


 

Mise à jour le Lundi, 23 Décembre 2013 21:54