Textes, croquis et photos (sauf mention contraire) Claude Beaudevin (1928 - 2021) | Présentation et mise en page Bruno Pisano |
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Les laquets du col de Cenise |
Écrit par Claude Beaudevin | ||||||||||||
Vendredi, 21 Octobre 2011 17:43 | ||||||||||||
Sous l'aspect, à première vue banal, d'un pâturage de montagne parcouru par les pies rouges aux mamelles généreuses, le plateau du col de Cenise nous paraît constituer un paysage unique dans les Alpes. Mais plantons d'abord le décor :
Mais les appareils locaux qui garnissaient les pentes de chaque côté du col, le glacier des Rochers de Leschaux au nord et celui des chaînons du Jallouvre et du Bargy au sud venaient troubler le jeu et modifier la circulation des glaces en créant peut-être une petite selle glaciaire dans les environs du col. Dans la vallée de Solaison toute proche, la situation était toute différente. Ici, les glaciers locaux étant pratiquement inexistants, les glaces de l'Arve pouvaient prendre le pas sur celle des Bornes et le col devait être parcouru par une diffluence dans le sens Nord-est Sud-ouest, qui se traduit d'ailleurs actuellement par la présence de blocs erratiques de gneiss dans cette zone.
L'altitude du col de Cenise est de 1724 mètres et la présence de terrains glaciaires dans les environs immédiats du col et légèrement au-dessus de celui-ci, montre que le glacier atteignait à cet endroit une altitude voisine de 1800 mètres. La comparaison avec d'autres altitudes des glaciers dans la vallée de l'Arve indique qu'il s'agit là de terrains rissiens ou déposés par un Würm très ancien (60 000 à 75 000 ans). Mais l'aspect le plus étonnant du plateau de Cenise et qui en fait, pensons-nous, un site unique dans les Alpes, est l'existence d'un grand nombre de petites mares - que dans ce qui suit, nous appellerons laquets - nous verrons plus loin pourquoi - bien représentées sur la carte IGN au 1/25000e TOP 25 3430 ET, qui en figure plus d'une trentaine. Ces petites dépressions creusées dans les terrains glaciaires en pente très modérée se présentent sous la forme d'entonnoirs, de quelques mètres jusqu'à une vingtaine de mètres de diamètre et généralement remplis d'eau.
À quoi peut-on attribuer ces formes originales ? Éliminons tout d'abord une origine glaciaire proprement dite. Leur petite taille et leur situation font qu'il ne peut s'agir de lacs d'ombilic ou de cirque. Il nous semble également exclu qu'il puisse s'agir de kettles, ces entonnoirs dus à la fusion de masses de glace couvertes de pierrailles et transportées par un glacier jusqu'à son front. Les faibles dimensions des laquets supposent en effet des masses de glace de dimensions très réduites, donc protégées par une couche de pierraille peu épaisse. Le retard de fusion n'aurait alors pas été suffisant pour permettre aux apports fluvio-glaciaires ultérieurs de noyer l'ensemble et donc de donner naissance à des kettles. De plus, les glaces würmiennes n'ayant pas recouvert le plateau de Cenise, la formation des laquets daterait du Riss ou d'un Würm très ancien. Il nous semble alors peu probable que des formes de dimensions aussi réduites aient pu résister à l'érosion depuis ces glaciations lointaines. On peut alors penser, certes, à des entonnoirs de dissolution, des dolines, que l'on peut effectivement s'attendre à trouver dans ce massif calcaire au riche modelé karstique. Les laquets pourraient-ils communiquer, en profondeur, avec des scialets ? Mais, à cet endroit, l'ossature rocheuse des Bornes n'affleure pas ; elle est masquée par les terrains glaciaires. Quelle peut être l'épaisseur de ceux-ci ? Leur grande étendue et l'absence de tout pointement rocheux à leur surface nous incitent à penser que cette épaisseur doit être assez importante. De plus, des glissements de terrain ont affecté le versant est du col, un peu au sud de celui-ci, pratiquant dans les dépôts glaciaires une coupe haute de plus de 100 m, ce qui laisse penser qu'ils sont très épais dans toute cette zone. L'influence d'un substratum calcaire pourrait-elle se faire sentir au travers d'une telle épaisseur de terrains imperméables ? Un tel exemple de modelé crypto-karstique se rencontre, certes, sur le lapiaz des Ottans (Sixt, Haute-Savoie) ou au Plan Jovet (Les Contamines, Haute-Savoie) (Le Pays du Mont Blanc, par Michel Delamette, Editions GAP), mais dans un contexte géologique bien différent. Au col de Cenise, l'épaisseur probable des terrains glaciaires, la régularité des formes des entonnoirs et leurs faibles dimensions, leur répartition sur l'ensemble du plateau - contrairement à ce que montre la carte géologique Annecy-Bonneville - et en particulier au col même, là où l'épaisseur de terrains glaciaires est la plus forte, le fait enfin qu'ils soient remplis d'eau nous incitent à penser qu'il ne s'agit pas d'un modelé karstique. Éliminons finalement la possibilité qu'il s'agisse de trous d'obus ou de bombes. D'après des sources locales, les combats des Glières ne se sont pas étendus jusqu'ici et il n'y a jamais eu de champ de tir à cet endroit. L'origine qui nous paraît la plus vraisemblable est celle de cicatrices de lithalses. Ceci en ferait le seul site de ce genre connu dans les Alpes. Nous nous contenterons de rappeler ici brièvement ce qu'est une lithalse : dans certaines conditions, la glace peut, lors des périodes froides, migrer et se rassembler, en-dessous de la surface du sol, sous forme de lentilles. Ces migrations se produisent dans les zones non recouvertes par les glaciers mais soumises à des conditions périglaciaires, telles que celles que l'on rencontre actuellement dans le nord-ouest du Canada. Lors d'un réchauffement ultérieur, la glace formant les lentilles fond et une dépression en entonnoir apparaît, qui se remplit d'eau, c'est une cicatrice de pingo ou de lithalse. Il existe plusieurs modes de formation des pingos et lithalses. Pour plus de renseignements sur cette forme originale de modelé périglaciaire, que, par analogie avec les formes analogues observées dans le Massif Central, nous avons appelé laquets, nous renverrons le lecteur à la page sur les pingos, palses et lithalses. Dans le cas de Cenise, nous pensons nous trouver devant des cicatrices de lithalses, c'est-à -dire dues à la migration de la glace dans un sol poreux. Le scénario des événements pourrait être le suivant (mais d'autres options sont sans doute possibles) :
Que l'on ne s'étonne pas que des formes de tailles aussi petites aient pu résister pendant des milliers d'années à l'érosion. L'exemple des laquets de l'Aubrac, est là pour nous prouver qu'elles en sont parfaitement capables.
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Mise à jour le Lundi, 23 Décembre 2013 21:54 |